La Fête-Dieu ou Fête du Corps et dans Sang du Christ trouve son origine dans une vision particulière de sainte Julienne.
Dès son adolescence, elle était particulièrement portée vers la dévotion eucharistique. À partir de 1208, elle eut de fréquentes visions mystiques, dont une revint à de multiples reprises, dans laquelle elle vit une lune échancrée, c’est-à-dire rayonnante de lumière, mais incomplète, une fraction manquante. Elle resta longtemps sans comprendre la signification de cette vision, et sans en parler à personne.
Voici ce qu’écrit le biographe de sainte Julienne vers 1260,
repris dans le livre « FETE-DIEU (1246-1996), VIE DE SAINTE JULIENNE DE CORNILLON », Edition Critique par l’abbé Jean-Pierre Delville, devenu évêque de Liège.
6. Comment Julienne reçut les premières révélations sur la solennité du corps et du sang du Seigneur
Au temps de sa jeunesse (1), chaque fois que la vierge du Christ, Julienne, vaquait à la prière, un signe lui apparaissait, grand et étonnant. Lui apparaissait, dis-je, la lune dans sa splendeur, mais avec une toute petite fraction de son corps sphérique: comme elle apercevait cela depuis longtemps, elle s’étonnait beaucoup, ignorant ce que cela présageait. Elle ne pouvait assez s’étonner de ce fait, car, chaque fois qu’elle était en prière, ce signe se présentait incessamment à son regard. Comme elle s’efforçait de toutes ses forces de l’écarter – ce qu’elle voulait mais ce à quoi elle ne parvenait pas -, elle commença à être terriblement tourmentée de crainte et d’effroi à cause de cela et à estimer qu’elle était l’objet de tentation. Elle priait le Seigneur et le faisait prier à son intention par des personnes fidèles pour qu’il daigne l’arracher à une certaine tentation dont elle disait souffrir. Mais comme aucun effort, aucune prière ni personnelle ni offerte par d’autres fidèles ne pouvait éloigner d’elle ce signe importun, elle finit un jour par penser qu’elle ne devait peut-être pas tant travailler à écarter ce signe qu’à y chercher quelque chose de mystique. Elle s’engagea donc à prier le Seigneur en toute dévotion pour qu’il ne dédaigne pas lui révéler le mystère de cette signification, si ce qu’elle voyait signifiait quelque chose.
Alors le Christ lui révéla que la lune figurait l’Église présente mais que la fraction de la lune figurait l’absence dans l’Église d’une solennité qu’il voulait désormais voir célébrer par ses fidèles sur la terre. Sa volonté, en effet, était que, pour l’augmentation de la foi, qui devait s’affaiblir à la fin du siècle, et pour le progrès et la grâce des élus, l’institution du Sacrement de son Corps et de son Sang fût célébrée une fois par an plus solennellement et plus spécialement que lors de la Cène du Seigneur, quand l’Église est généralement occupée au lavement des pieds et à la mémoire de sa passion (2). En cette même solennité, il faudrait réparer avec diligence ce qui a été omis au sujet de la mémoire de ce sacrement soit par négligence soit les autres jours habituels, où la dévotion est moindre (2).
Comme le Christ avait fait cette révélation à sa vierge, il lui enjoignit de mettre elle- même sur pied cette solennité et d’annoncer aussitôt au monde qu’elle devait avoir lieu. Mais Julienne pesa et évalua la sublimité de cette affaire ainsi que son humilité et sa fragilité: elle fut frappée de stupeur au-delà de ce que l’on peut dire, et répondit qu’elle ne pouvait faire ce qui lui était demandé. Cependant chaque fois qu’elle vaquait à la prière, le Christ l’exhortait à assumer l’affaire demandée, car il l’avait choisie à cet effet de préférence à tous les mortels. Mais elle répondait toujours: «Seigneur, renvoie-moi: ce que tu me demandes, demande-le plutôt à de grands clercs, qui resplendissent de la lumière de la connaissance, qui sauront et pourront promouvoir une telle affaire. En effet, comment y arriverais-je? Je ne suis pas digne, Seigneur , d’annoncer au monde une chose si ardue et si élevée et je ne saurais ni ne pourrais tant soit peu l’accomplir». Il lui fut répondu qu’il fallait que cette solennité soit à tout prix mise sur pied par ses soins et qu’elle soit promue dorénavant par des personnes humbles. Un jour, comme elle continuait à prier, suppliant de toutes ses forces le Seigneur qu’il choisisse une autre personne pour cette oeuvre, elle entendit une voix disant: « Je te rends gloire Père, Seigneur du ciel et de la terre parce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents de ce monde et que tu les à révélées aux tout petits ». Mais elle ne se tranquillisa pas immédiatement et répondit: «Eveille-toi, Seigneur, et éveille de grands clercs et laisse-moi m’en aller en paix , moi, ta minuscule créature». Une seconde fois une voix lui dit: «Il a mis dans ma bouche un cantique nouveau, un chant pour notre Dieu . Je n’ai pas caché ta justice en mon coeur, j’ai dit ta vérité et ton salut. Je n’ai pas caché ta miséricorde et ta vérité devant l’assemblée nombreuse ».
(1) Aux environs de 1210, lorsque Julienne avait environ 18 ans. Elle en parlera vingt ans plus tard, soit vers 1230 (II, 7).
(2) Cf. II, 15, Décret de Hugues de St-Cher, 1252.
20. La douce conversation que la recluse de Saint-Martin avait avec Julienne sur la pieuse solennité du sacrement
(…) Aussi, avant le développement de cette fête, un jour qu’elle s’était rendue auprès de la recluse Eve de saint Martin que nous avons précédemment citée et paraissait étrangement préoccupée, la recluse s’adressa à elle en ces termes: «Je vous prie, s’il vous plaît, Madame, faites-moi connaître ce qui vous rend si soucieuse et comme tourmentée. Si quelque peine en est la cause, je voudrais si possible vous aider à la supporter». Mais elle répondit: «Les préoccupations de mon cœur, dit-elle, ont pour cause une solennité du Sacrement. Depuis longtemps et jusqu’à ce jour, je n’ai cessé de la porter en mon cœur. Jamais je n’en ai fait part à quelqu’un. Je ne pourrais expliquer en quelques mots ce qu’il m’est donné par Dieu de sentir à ce sujet. Je vous dirai cependant ce qu’il me sera possible chaque fois que vous désirerez quelque information à ce sujet. Cette solennité exista toujours dans le secret de la Trinité». Ayant ainsi commencé à parler, la vierge du Christ raconta dans l’ordre à la recluse le signe de la lune qu’elle avait eu en vision dès sa jeunesse, sa signification, que Dieu lui avait révélée, et ce que le Seigneur lui avait enjoint à ce sujet ainsi qu’on l’a déjà expliqué.
Commentaire de l’abbé Joel Spronck lors de son homélie de la Fête-Dieu 2024:
Sainte Julienne de Cornillon a eu très tôt conscience de la présence réelle et personnelle du Christ dans l’Eucharistie, qui ne reste pas chez Julienne une piété individuelle (comme ce sera d’ailleurs davantage le cas dans la dévotion moderne avec Hadewijch ou encore Jan Ruysbroeck (1293-1381)). Au contraire, Julienne voit l’Eucharistie comme la source de la vie communautaire et ecclésiale, avec aussi l’attention aux malades, aux souffrants, aux lépreux. La devise évangélique sur le sceau de l’hospice-léproserie de Cornillon, maison dont Julienne sera la prieure, est claire : « J’étais malade et vous m’avez visité » – infirmus fui et visitastis me (Mt 25, 36).
C’est en ce sens communautaire et ecclésial qu’il faut interpréter la vision de la lune, où il manque une fraction. En effet, lorsque Julienne voit la lune resplendissante, elle n’en comprend pas immédiatement le sens. Elle supplie alors le Seigneur de l’éclairer. « Alors, note le biographe, le Christ lui révéla que la lune correspondait à l’Église présente et que la fraction manquante figurait l’absence d’une solennité qu’il voulait voir célébrer en plus sur terre par ses fidèles » (457, D-F/6). Ainsi donc, la lune correspond d’abord à l’Église (et non à l’hostie ou au cycle liturgique, comme on a parfois dit). La lune correspond à l’Église : il s’agit là d’un symbolisme traditionnel chez les Pères de l’Église, celui du mysterium lunae. En effet, de même que la lune n’a pas d’autre lumière que celle du soleil, de même l’Église ne peut refléter d’autre lumière, dans la nuit du monde, que celle du Christ. Saint Ambroise affirme par exemple : comme la lune, « l’Église brille d’une lumière qui n’est pas la sienne, mais celle du Christ » (« fulget Ecclesia non suo sed Christ lumine »). La lune correspond donc à l’Église, c’est-à-dire au Corps mystique du Christ. En revanche, la fraction manquante évoque la « fraction du pain », expression primitive pour désigner la célébration de l’Eucharistie dans le Nouveau Testament (Ac 2,42.46 ; 20,7 ; Lc 24,35). La fraction évoque donc plutôt le corps sacramentel du Christ.
À partir de la vision de Julienne, on peut donc dire qu’il y a un lien fort entre l’Église et l’Eucharistie, entre le corps mystique et le corps eucharistique du Christ. On connaît l’aphorisme du grand théologien Henri de Lubac (1896-1991) : « L’Église fait l’Eucharistie et l’Eucharistie fait l’Église » (Méditation sur l’Église, Aubier, 1953, 123-137).
Qu’en dit saint Thomas d’Aquin ?
Dans la célèbre oraison « Lauda Sion » de la fête du Corps et du Sang du Christ qu’il a rédigée en 1264 lors de l’extension universelle de la fête, saint Thomas évoque un fragment d’un corps sphérique, en prenant l’exemple d’une hostie. il écrit dans Lauda Sion :
« Par celui qui le reçoit, il n’est ni coupé ni brisé, ni divisé : Il est reçu tout entier.
Qu’un seul le reçoive ou mille, celui-là reçoit autant que ceux-ci et l’on s’en nourrit sans le détruire.
Quand le Sacrement est rompu ne te laisses pas ébranler, mais souviens-toi qu’il y a autant sous chaque fragment que dans le tout.
La réalité n’est pas divisée, le signe seulement est fractionné ; mais ni l’état ni la taille de ce qui est signifié n’est diminué. »
En effet, le fragment signifie bien l’entièreté du corps du Christ.
Comment est la lune lorsqu’on lève les yeux vers le ciel la nuit de la Fête-Dieu ?
La deuxième pleine lune après Pâques tombe entre les dimanches de la Pentecôte et sainte Trinité. Autrement, dit, la fête du Corps et du Sang se célèbre le jeudi suivant lorsqu’il manque déjà un fragment à la lune. Tout est lié.